Le confinement nous a privés du rassemblement annuel devant le monument aux morts pour marquer le 19 mars, pour commémorer la date de la fin de la guerre d’Algérie, la signature des accords d’Évian entre le gouvernement français et les représentants du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne). Nous n’étions pas devant le monument aux morts parce que nous sommes aujourd’hui dans un autre combat, contre la pandémie qui nous menace. Et ce combat nous impose de rester confinés, à distance de nos parents, de nos amis, de nos voisins.
Je crois cependant utile de vous faire partager mes réflexions, comme je l’ai fait chaque 19 mars entre 1995 et 2014.
Les grands frères y étaient
Evidemment, je n’ai pas participé à cette guerre, les derniers appelés à y aller sont de la classe 62, cinq ans plus âgés que moi. Mais un de mes frères y était, ainsi que des cousins, et par la suite j’ai noué des relations amicales avec des anciens d’Algérie. Très peu en parlaient, mais leurs silences étaient plus éloquents que les vantardises de quelques fanfarons.
Un de mes cousins, Gabriel Launay, a donné un témoignage plein de retenue sur la vie des appelés en Petite Kabylie : « N’ai-je été qu’un pioupiou? »
La Guerre sans nom
De 1954 à 1962, ils ont été près de 3 millions à participer aux « opérations de maintien de l’ordre », aux « événements d’Algérie », selon les éléments de langage de l’époque. A ces hommes silencieux, Bertrand Tavernier et Patrick Rotman ont donné la parole dans un livre et un film « La Guerre sans nom.»
En 1992, pour commémorer les 30 ans des accords d’Evian, l’Iris cinéma, repris en mains par une nouvelle équipe, avait organisé sur ma proposition une diffusion du film de Tavernier, en partenariat avec la FNACA (Fédération National des Anciens Combattants d’Algérie). La FNACA, de son côté, avait présenté une exposition à la Salle Alan Meur. Le film avait été projeté sur 3 séances pour près de 1100 entrées.
En effet, il a fallu attendre 1999 pour que le Parlement accepte de donner le nom de guerre à ce qui n’était jusqu’alors « qu’événements, pacification, ou maintien de l’ordre. »
Une guerre sans date jusqu’en 2012
Mais la guerre sans nom restait une guerre sans date commémorative.En 2002, l’Assemblée avait voté pour retenir le 19 mars comme date de souvenir, mais le sujet n’avait pas été mis à l’ordre du jour du Sénat. Puis le président Chirac a instauré le 5 décembre comme « journée nationale d’hommage aux morts pour la France pendant la guerre d’Algérie, au Maroc et en Tunisie ». Une date qui ne correspond à aucun événement notable, à rien d’autre sans doute que la volonté de trouver un consensus mou susceptible de ne pas raviver plus encore les mémoires conflictuelles des différents groupes mémoriels.
C’est un loi adoptée en novembre 2012, sous la présidence de F. Hollande, qui fait du 19 mars une « journée souvenir de la Guerre d’Algérie« et donne plus de cohérence à la reconnaissance de cette page sombre de notre histoire commune. Mais elle ne fait toujours pas l’unanimité…
Elle ne satisfait sans doute pas les partisans de l’Algérie française réunis dans l’OAS. Elle ne satisfait pas non plus la communauté des « Pieds noirs » rapatriés dont plusieurs centaines d’entre eux ont laissé la vie sur leur terre natale dans les semaines qui ont suivi la signature des Accords d’Evian, entre le 19 mars et le mois de juillet 1962…
Elle ne satisfait pas les harkis abandonnés par la Métropole française dans l’Algérie nouvelle du FLN qui les considérant comme des « traîtres » en massacrera des centaines, des milliers…
Avant et après le 19 mars 1962
Alors que Mendès-France avait réussi à terminer la guerre d’Indochine par les accords de Génève en juillet 1954, les attentats de la Toussaint 54 marquèrent le début du conflit algérien. Et le 5 février, le gouvernement Mendès-France est mis en minorité alors qu’il vient de présenter de très modestes mesures d’émancipation de la population musulmane d’Algérie. L’engrenage est lancé : les gouvernements successifs se laissent entraîner vers le pire.
Le 13 mai 1958, les gaullistes et les pieds-noirs prennent d’assaut le siège du gouverneur général à Alger et créent un Comité de Salut Public qui exige le retour au pouvoir du Général de Gaulle, seul capable à leurs yeux de maintenir les 3 départements algériens sous l’autorité française. Et en effet, le 5 juin 1958, à Mostaganem, le général conclut son discours en s’écriant : Vive l’Algérie Française. On comprend que lorsqu’il sera amené à négocier avec les représentants algériens et à présenter le référendum sur l’autodétermination, ce sera vécu comme une trahison par les partisans de l’Algérie Française.
C’est pourquoi, la signature des accords n’arrêtera pas grand-chose : l’OAS va perpétrer de nombreux attentats terroristes. Des centaines de milliers de pieds-noirs vont quitter l’Algérie, laissant derrière eux la plupart de leurs biens, et surtout le souvenir d’une terre à laquelle ils étaient viscéralement attachés. Les Algériens qui avaient choisi de combattre aux côtés de l’Armée Française, les harkis, vont être abandonnés à la vindicte des nationalistes : là encore des centaines de milliers de victimes. Quant à ceux qui sont parvenus à se replier en France, ils ont été parqués dans des camps et relégués dans la misère.
Une date, une marque dans le temps
Le 19 mars a été retenu comme date commémorative comme le sont le 11 novembre ou le 8 mai. Une comparaison provocante ? Non. Le 11 novembre marque la fin de la Grande Guerre, la victoire sur l’Allemagne impériale, la victoire de la patrie, de tous les citoyens levés pour la défense de leur pays. Mais le souvenir de cette victoire doit-il effacer les boucheries inutiles lancées par des généraux imbéciles qui considéraient leurs soldats comme de la chair à canon ? doit-il nous faire oublier que cette guerre a été le suicide collectif de la vieille Europe ?
Le 8 mai nous rappelle la victoire des démocraties sur la dictature nazie. Cette victoire efface-t-elle complètement la déroute de 1940, la collaboration pétainiste, les exactions des miliciens, les dérives de certains résistants de la dernière heure, pour ne laisser en pleine lumière que la gloire du sursaut gaulliste, du combat de l’armée des ombres, de la marche de la 2ème DB ?
Et justement, le 8 mai 1945, c’est aussi le jour où s’était noué le drame algérien, à Sétif : alors que toute l’Europe fêtait la victoire des démocraties sur la barbarie hitlérienne, la révolte des Algériens contre l’injustice avait abouti à un massacre qui fit des milliers de victimes, 8000 selon les estimations les plus sérieuses. Par cette répression sanglante, nous signifiions un déni absolu des valeurs que nous proclamons : la France pays des droits de l’homme, en théorie, mais guère en pratique.
Le général Duval, dans son rapport, au général Henry Martin, écrivait : « Depuis le 8 mai, un fossé s’est creusé entre les deux communautés. Un fait est certain, il n’est pas possible que le maintien de la présence française soit exclusivement basé sur la force ». Et Albert Camus, dans le journal Combat, notait : « Les Français ont à conquérir l’Algérie une deuxième fois. Pour dire tout de suite l’impression que je rapporte de là-bas, cette deuxième conquête sera moins facile que la première… C’est la force infinie de la justice, et elle seule, qui doit nous aider à reconquérir l’Algérie. »
La force infinie de la justice, disait-il. Nous savons tous qu’il n’en a rien été et les anciens combattants de cette guerre en gardent les marques dans leurs corps et dans leurs âmes.
Rendez-vous au 19 mars 2021
Nous n’avons pas pu nous rassembler autour de notre monument aux morts pour la cérémonie traditionnelle . Je souhaite que nous puissions tous nous retrouver l’an prochain. Alors n’oublions pas les faits : les combats, les embuscades, les bombes, les atrocités. Mais tâchons de les éclairer par la réflexion, sans parti-pris pour comprendre et faire comprendre aux générations futures. Ce travail de vérité constitue un ciment puissant pour notre communauté nationale car il lui permet d’édifier de plus solides fondations pour son avenir.