Non, ce titre n’est pas ironique ! Les 5 agricultrices de La Vraie-Croix ont, chacune à sa façon, participé à la transformation radicale, ou plutôt au bouleversement complet qu’a vécu la Bretagne au milieu du siècle précédent. Elles racontent leur trajet dans le livre Paroles d’agricultrices, et c’est passionnant.
Des femmes de tête
Toutes les 5 sont des femmes de tête qui ont osé s’affirmer, revendiquer leur autonomie ; comme l’une d’entre elles le raconte: C’est qui le patron ? Elles ont assumé leur part du travail à la ferme, tout en continuant à assurer les tâches traditionnellement assignées aux femmes. Et attendu bien tard la reconnaissance : elles étaient sans profession, mères au foyer !
La reconnaissance, elles l’ont conquise par leur engagement dans les organisations de terrain, les GVA (groupements de vulgarisation agricole), puis dans les associations familiales locales, comme l’ADMR (Aide à domicile en milieu rural), et aussi dans les instances professionnelles et politiques. Et Monique Danion est celle qui a fait le parcours le plus long : membre du bureau de la chambre d’agriculture, maire, conseillère régionale, elle a aussi participé à des échanges internationaux dans le cadre du programme européen NOW (New opportunities for women, Nouveaux horizons pour les femmes). Voir ici un rapport sur ce programme.
Valets, commis, bonnes et chambrières
On devine, entre les lignes, ce qu’était la vie avant, dans le temps de leur enfance ou au moins de leur jeunesse : les garçons sont des commis, des valets dans la ferme paternelle, les filles sont des bonnes (à tout faire), des chambrières [ʃɑ̃bøʁjeʁ]. Le dimanche, les gars ont leur prêt (pourquoi ce mot ? Je ne sais pas), c’est-à-dire les quelques sous qui permettent de partager un verre avec les copains à la sortie de la messe. Qu’en était-il pour les filles ?
Heureux ceux qui étaient gagés comme commis ou valets, bonne ou chambrière dans les plus grandes fermes. Ou qui pouvaient de temps en temps aller à leur journée, pour les corvées de foin, de moisson, ou comme laveuses. Ceux-là pouvaient se faire un petit pécule pour leur future installation. Et en somme, pour beaucoup, le premier rêve était de… partir. A Paris, à Nantes ou St-Nazaire, vers un ailleurs désirable.
Celles et ceux qui sont restés
Elles sont restées, elles se sont mariées, elles se sont installées avec leur conjoint, avec leur famille. Sur des surfaces agricoles restreintes, ce qui a conduit à développer à côté les premiers élevages hors-sol, poulets, cochons, base de l’industrie agroalimentaire d’aujourd’hui. Et dans le même temps, d’autres se spécialisaient dans la production laitière et remplaçaient leurs troupeaux de races mélangées par des frisonnes puis des Holsteins. Les collecteurs locaux qui ramassaient la crème ont été peu à peu supplantés par les puissantes coopératives ou les groupes industriels.
Ils ont aussi agrandi leurs petites fermes, en rachetant les terres mises en location par les grands propriétaires qui, à l’époque, ont cherché des investissements plus rémunérateurs que la rente foncière, tout en laissant aux acquéreurs la mise à niveau des bâtiments d’exploitation… et d’habitat.
Le regroupement des fermes, l’effacement des petites tenues, ont été un des aspects majeurs des lois d’orientation agricole de Pisani : l’IVD (indemnité viagère de départ) a été comme un énorme plan social (départ en retraite anticipé).
Les autres, ceux qui n’avaient pas pu ou voulu s’installer en ferme, ont bifurqué vers des métiers qui se développaient avec la modernisation : plombiers, électriciens, ou dans les nouvelles professions para-agricoles (inséminateurs, contrôleurs laitiers). Puis le développement industriel, notamment dans l’agroalimentaire, a fourni des emplois nouveaux, parfois compatibles avec le maintien de petites fermes : là encore, même si ce n’est pas directement évoqué dans l’ouvrage, les femmes ont largement pris leur part.
Une transformation radicale des modes de vie
La honte paysanne, dont parle Marie-Paule Gicquel, a pu s’effacer ; les stigmates de la ruralité se sont estompées : les enfants des agriculteurs ont pu faire les mêmes études, porter des vêtements semblables, avoir les mêmes loisirs. Paysans ou non, tous vivaient dans des maisons comparables : C’est ainsi que Manu décida de déplacer le hangar situé devant la maison pour faire une pelouse.
Partant de sa propre expérience, Marie-Paule Gicquel vient de publier (aussi chez Stéphane Batigne) un ouvrage qui donne un éclairage complémentaire sur la transformation du monde rural : En finir avec la honte de nos racines paysannes. J’en parlerai dans un prochain article.
Pour les nostalgique du bon vieux temps
Les autrices ne masquent pas les conséquences moins heureuses du bouleversement vécu dans les 60 dernières années. Pour ceux qui, ne l’ayant pas vécu ou compris, pensent que c’était mieux avant, je les invite à lire l’épilogue du livre de Christian Pelras Goulien commune bretonne du cap Sizun où l’auteur se réfère à un article de Jean Cau dans l’Express en janvier 1960 : le journaliste y donne un tableau saisissant de la vie rurale en Morbihan.
Je garde précieusement ce numéro de l’Express 21 janvier 1960 trouvé chez un bouquiniste.
Ils peuvent aussi regarder cette séquence de l’émission Cinq colonnes à la une. (1960).