Les fées sont têtues

Il a défrayé la chronique quand sa désignation comme parrain du printemps de la poésie a provoqué une protestation des intellectuels… et la démission de la directrice artistique de l’événement. Beaucoup de bruit pour pas grand chose, me semble-t-il. Ce tollé n’empêche pas le Nouvel Obs de le désigner comme l’écrivain préféré des Français : j’ai nommé Sylvain Tesson, dont les Chemins noirs m’avaient passablement agacé. Et voilà qu’il revient avec un nouveau bouquin, presque unanimement salué par la presse et classé parmi les meilleures ventes…

L’écrivain préféré des Français ?
J’aurais passé mon chemin (noir?) si je n’avais pas été énervé par l’émission que lui a consacrée France Inter le 11 janvier : le grand entretien avec Nicolas Demorand et Léa Salamé. Les deux compères ont rivalisé de questions simplement destinées à mettre en valeur le talent, que dis-je ?, le génie de l’invité. Un moment j’ai pensé à un « enterrement sous les fleurs », un concert de louanges exagérées, ou encore à un retour des fatals flatteurs qui avaient donné des commentaires rigolards aux discours pompeux de BHL et d’Alain Minc dans Libération, le Nouvel Obs.
Mais non, Nicolas Demorand et Léa Salamé ont fait assaut de dithyrambes dans leur entretien avec celui qui devrait être reconnu comme le prince des poètes de notre temps. Quelques citations : « Vous donnez une magnifique définition de ce qu’est une fée », « Vous nous apprenez à mieux voir »,  « Ça m’a fait penser à Jean d’Ormesson ».
C’en était trop pour la modestie de Sylvain Tesson (pour la modestie, il ne craint personne) qui veut éviter, dit-il, de tourner cuistre et de jouer au narcisse romantique.

Le pouvoir divin de nommer les choses
Modeste, Sylvain Tesson l’est moins quand il s’octroie le droit quasi-divin de nommer les choses. « je donne le nom de fée à…« , ou encore « c’est ce que j’appelle l’arc celtique, » oubliant au passage que les Bretons n’ont pas attendu cette révélation. Pourquoi y aurait-il donc un Festival interceltique? pourquoi la Région Bretagne voit-elle l’arc celtique comme un espace où développer la coopération internationale (voir ici une communication de mars 2020)?

Drôles de détails
C’est peut-être un détail pour vous, mais écrire « la bruyère faisait des taches mauves dans l’or des genêts », (p.32) c’est au mieux une licence poétique, au pire du foutage de gueule : n’importe quel breton vous dira que la bruyère fleurit en fin d’été, tandis que le genêt fleurit en avril mai. Autre détail : « des pêcheurs à pied, haveneau sur l’épaule, traquaient la coque ; elle ne risquait pas de leur échapper. » (p.74). Pêcher la coque avec un haveneau ?

Convoquer les grands noms
Comme n’importe quel hâbleur aviné qui, appuyé au bar, prétend avoir côtoyé le grand monde (Je le disais l’autre jour à François – Hollande, Fillon, à votre choix – blablabla), Sylvain Tesson nous assomme de références. Il signale ici « un magnifique conseil de Rilke (Rainer Maria Rilke) si jamais le monde ne te convient pas, change ton regard sur le monde » ; là, il rappelle Paul Fort, un poète du début un peu oublié du début XXème siècle. Plus loin, il convoque Byron, Chateaubriand, Hugo, les philosophes de l’antiquité classique ou les penseurs chinois. De s’être fatigué à faire du vélo, il se compare à Lawrence d’Arabie, dont il donne le petit nom, Thomas Edward (p112). Tous ces grands hommes sont éparpillés au fil des pages; je n’ai pas pris la peine de les recenser. Sans doute l’auteur espère-t-il que leur gloire rejaillira sur sa prose tarabiscotée. Mais le procédé reste vain. Mon professeur de philosophie, l’abbé Panhéleux, avait commenté ainsi un devoir : « Tout cela est profond… dans le sens de creux ».

Si je la joue comme Tesson, j'écris :"Joseph Epstein, dans son brillant essai Narcissus leaves the pool, appelle cela le name-dropping : "using the magic that adheres to the names of celebrated people to establish one's superiority while at the same time making the next person feel the drabness of his or her own life. Name-dropping is a division of snobbery, and one of the snob's missions is to encourage a feeling however vague of hopelessness in others."
Et comme je suis snob, je ne traduirai pas, na. Voyez google traduction.

« Vous devenez un adulte et les fées (se) reculent ».
Oui, non seulement les fées sont têtues (comme le disait si bien Vladimir Ilich Oulianov, plus connu sous le nom de Lénine), mais aussi les fées se reculent (comme le soulignait avec malice le grand Corneille, Pierre et non pas Thomas) : [Car] le désir s’accroît quand les fées (l’effet?) se reculent! (Polyeucte, Acte I, sc. 1).

Plus de détails sur ce vers célèbre ici.

La bave du crapaud …
La bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe?
Non, je ne suis pas jaloux du succès de Sylvain Tesson, je dis seulement qu’il ne mérite absolument pas les louanges exagérées qui lui sont décernées. Il prend la pose, il se regarde écrire et il attend que nous lui disions notre admiration sans borne… Désolé, mais NON!

Ah quel pastiche!
Un des mes amis, qui s’agace autant que moi de la fatuité de Sylvain Tesson, m’a fait parvenir un pastiche de la prose du grand écrivain. Un à la manière de tout à fait convaincant. Un texte de 7 ou 8 pages dont voici les premières lignes. Moi, j’ai trouvé ça délicieux.

Dans les tourbières de Bubry (à la manière de Sylvain Tesson)

Le voyageur doit frapper à toutes les portes avant de parvenir à la sienne.
C’est ainsi que, pour tenter de me remettre d’une séparation difficile, j’avais entrepris de rejoindre l’île Wrangel en kayak pour y vivre aux côtés des Tchouktches éleveurs de rennes. Mais, en mauvaise posture dans une mer démontée, je n’avais dû mon salut qu’à l’équipage d’un cargo russe qui m’avait sorti de mon état semi comateux par une administration massive de vodka frelatée, et avait soigné mes engelures par des onctions d’huile de vidange. Les Russes trouvent toujours une solution à vos ennuis de voyage, même sur un rafiot rouillé au milieu des glaçons.
Puis j’avais prospecté l’or à la batée dans la touffeur des arroyos de Madre de Dios, au Pérou, et fait le coup de poing contre des desperados dans des bordels sordides. Cette fois, c’était Europ’Assistance qui m’avait sorti de là. Certains jours, la civilisation moderne a du bon, quoi qu’on en dise.
Je m’étais essayé au ferraillage dans le bidonville de Burail, à Chandigarh, dont les habitants m’avaient enseigné la valeur du dénuement et le prix de l’essentiel.
Avec les Ouïgours du lac Lob Nor, dans le désert du Taklamakan, je m’étais adonné à la pêche en pirogue et à des méditations pascaliennes sous un ciel étoilé comme il n’en est nul autre. Sous l’infiniment grand me revint cette phrase de Flaubert : « Voyager rend modeste. On voit mieux la place minuscule que l’on occupe dans le monde ». Mais La Rochefoucauld disait : « La vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie ». Ce misanthrope parlait d’or, je me reconnus dans son propos.
J’avais assisté en Islande à la chasse au globicéphale et vu l’eau du Reyðarfjörður se teinter de sang au pied de falaises de lave sorties d’un tableau de Soulages. Ce n’était pas pour moi : je ne vivrais pas ma vie en rouge et noir. Mais je pouvais toujours relire Stendhal.
J’avais joué aux dés à Yaoundé et fait la vie à Varsovie, et on m’avait même vu dans le Vercors sauter à l’élastique.
David Mitchell : « Voyagez assez loin, vous pourriez vous rencontrer ».

Et puis, voilà, en cadeau,
En cadeau, une prose que j’aime, cueillie presque au hasard dans les Carnets du grand chemin de Julien Gracq, une page où l’auteur nous parle de la tempête sur une côte celtique.

C'est la brutalité de la collision de l'eau se heurtant à l'eau soudain comme à un mur qui me surprend et me fascine, et me retient sur le balcon plus d'une heure, excité par la débauche d'énergie insensée, le bouillonnement de la cuve blanche qui crachote ses geysers saliveux, avant de retomber en douches crémeuses qui claquent voluptueusement à cru sur la terre lessivée. Tout change (cela m'avait déjà frappé autrefois, quand j'allais de Quimper voir la tempête sur les rochers de St-Guénolé) dans la part que nous prenons au spectacle de la mer, dès que la forte houle fait place au très gros temps. A partir d'un seuil dans le déchaînement élémentaire, une certaine dose d'animisme force, malgré nous, l'accès de notre imagination ; un degré critique de violence une fois atteint, impossible de ne pas douer chaque lame d'un esprit de compétition, de ne pas sentir que chacune, à l'instant de charger, frappe du sabot et veut, de toute sa fureur taurine, bondir plus haut que n'a fait la précédente.(Carnets du grand chemin, p. 127)

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