Des responsables peu responsables, des citoyens sans civisme

La crise sanitaire que nous vivons a été une vraie révélation pour moi. Je savais déjà qu’en matière de football, nous avions chez nous presque autant d’entraîneurs/sélectionneurs que d’habitants, en tout cas autant que de téléspectateurs sur leur canapé, la bière dans la main gauche et le paquet de chips dans la main droite. J’ai découvert avec la pandémie du COVID-19 que nous avons aussi 50 millions de spécialistes en virologie, infectiologie, en santé publique, et bien sûr en futurologie. Je savais qu’il y en avait beaucoup au comptoir des bistrots – au temps où ils étaient ouverts ; j’ignorais qu’ils étaient aussi nombreux parmi les responsables politiques et chez les philosophes ou politistes patentés, parfois encouragés par d’authentiques savants.

Couvre-feu

Une grippette saisonnière ? Mais y a plus de saisons

Rappelez-vous, c’était seulement une « grippette » saisonnière qui allait nous laisser en repos dès que viendraient les beaux jours. Rien de tel qu’un peu d’hydroxychloroquine avec une pincée d’azithromycine – c’est bon pour tout – pour dissiper la fièvre. Et encore chez nous, on a échappé à la purge proposée par le président Trump, le commander in chief, lui aussi promu infectiologue/virologue : il suggérait de se faire des inhalations à l’hypochlorite de potassium (solution à 4 % NaCI + H2O + NaCIO). Si Richard Anthony était encore de ce monde (oui, on va me dire OK boomer!), il nous proposerait certainement son Sirop Typhon, dont on ne savait si c’était du mir-vaisselle panaché ou l’universelle panacée….

Les mêmes grands spécialistes nous ont dit que non, non, il n’y aurait pas de deuxième vague. Puisque c‘était une grippe saisonnière. Mais, comme vous le savez, y a plus de saisons… Quand la deuxième vague est arrivée, ils ont reproché aux autres de ne pas l’avoir prévue, ni anticipée.

A leur décharge, il faut dire que du côté du gouvernement, on n’a pas été bien malin : les masques étaient inutiles… puisqu’on n’en avait pas. Sur ce sujet, comme sur bien d’autres, la vérité d’un jour était une erreur le lendemain, avant de revenir le jour d’après.

Enfin chacun avait la bonne idée, la seule bonne solution, les autres avaient tout faux. Et l’on a entendu plusieurs de ces porte-parole autoproclamés des chefs de cliniques. Avec des changements de costume à vue : face, vous aviez une prestigieux chef des urgences d’un grand hôpital parisien, et pile, le même devenait un poids lourd du parti Les Républicains, complètement objectif sur le sujet, sans doute.

La COVID à pépère ? Gouverner par la peur ?

A côté des criailleries politico-scientifiques, nous avons eu droit aussi aux hypothèses les plus délirantes du grand complot. Passons sur ceux qui ont raconté que ce virus e était une invention maléfique des Chinois, de l’Institut Pasteur, du lobby du nouvel ordre mondial à la botte de Bill Gates et de Big Pharma. Moins ésotérique, mais aussi insidieuse était l’affirmation que cette maladie, somme toute bénigne (en tout cas tant qu’on ne l’a pas eue, n’est-ce pas M. Onfray?) était le moyen pour instiller la peur chez les pauvres gens afin de les manipuler et de les soumettre à une dictature douce. « Allons, ne soyez pas des moutons dociles, le pouvoir profite de la pandémie pour vous priver de vos libertés .»

D’ailleurs, la preuve : la maladie touche principalement les vieux, c’est le COVID à pépère, et les vieux sont et seront les électeurs les plus dociles… si on leur fait bien peur ! Etant moi-même assez avancé en âge, je dois dire que je n’ai pas trop peur pour moi ! Après tout, on verra bien. J’ai cependant pris quelques précautions au cas où : j’ai rédigé mes directives anticipées  pour éviter de finir ma vie à l’état de légume, comme Vincent Lambert.

Pour moi, c’est assez clair, mais autour de moi, il y a des gens que j’aime, plus âgés ou moins. Et j’aimerais bien les garder.

La misère des hôpitaux, les carences des EHPAD 

La crise sanitaire est un formidable révélateur de notre système de santé. Qui manque sérieusement de moyens tant en équipements qu’en personnel. Les gouvernants d’aujourd’hui ont leur part de responsabilité : le 3 avril de cette année, le directeur de l’ARS du Grand-Est estimait qu’il n’y avait pas lieu de remettre en cause la suppression sur cinq ans de 174 lits (sur 1 577 en 2018) et de 598 postes au CHRU de Nancy (sur environ 9 000) !

Pourtant, la misère des hôpitaux ne date pas d’hier, elle tire son origine principalement du mode de financement instauré en 2004, la T2A, la Tarification À l’Activité. Dans un assez large consensus des politiques de l’époque ! La T2A a conduit à la course à la rentabilité, au détriment de la prévention, par exemple.

Tout cela s’inscrivait dans un contexte de réduction des dépenses publiques (la RGPP!). Un exemple parmi d’autres : dès 2007, Eric Woerth, député LR de l’Oise, alors ministre du budget affirmait qu’il y avait trop de lits à l’hôpital et il récidivait en 2014. Voir cet article du Quotidien du Médecin.

Il y avait donc chez nos politiques, avec quelques nuances, un relatif consensus pour réduire la dépense publique. Je dis bien chez nos élus, car nous les avions choisis démocratiquement. Persuadés que nous étions, presque tous, que nous payions trop d’impôts ! Et qu’il fallait pour baisser les impôts, baisser les dépenses. Enfin pour préciser, nous étions presque tous d’accord pour qu’il y ait plus d’impôts… pour les autres.

En salle de réa (vidéo AP-HP)



Les vieux sont les premières victimes de l’épidémie. Et la plus forte concentration de vieux, c’est dans les EHPAD, les maisons de retraite. D’où, les risques de propagation rapide de la maladie. Le bon monsieur Ciotti a découvert tout à coup cette situation dramatique. « On a laissé mourir les vieux », s’indignait-il au mois d’avril. Et au terme de la mission parlementaire d’enquête qu’il a conduite, il étrille la gestion de la crise par le gouvernement et fait des préconisations de bon sens : les EHPAD sont insuffisamment médicalisés (pas assez de médecins, d’infirmiers, de soignants). Il ne dit pas où il trouvera l’argent pour ça, mais après tout, il n’est que député d’opposition. Irresponsables responsables.

Confiner… les autres

Tout le monde a à peu près compris que moins on a de contacts, moins on risque la contamination. Le confinement, plus ou moins strict, a montré son efficacité : il ralentit la dispersion du virus, sans l’arrêter, car le virus est toujours là, et, quoi qu’on fasse, il faudra qu’il n’y ait plus assez de cibles pour sa propagation, c’est-à-dire quand une majeure partie de la population sera immunisée (plus de 60%) , soit pour avoir été touchée par le virus, soit par la vaccination. A ce jour, selon l’Institut Pasteur cité par BFMTV, à peine plus de 10 % des Français ont été touchés (sans forcément avoir été malades), avec des variations régionales : 3,6 % en Bretagne et 21,3 % en Ile-de-France.

Il faudrait donc maintenir le confinement, mais j’ai l’impression que le confinement, comme les impôts, c’est bien… pour les autres. Chacun a de bonnes raisons pour justifier que son activité n’est pas plus dangereuse que telle autre, que le service qu’il rend est au moins aussi essentiel que tous ceux qui sont ouverts. Et chaque intérêt particulier va trouver un interprète officiel qui va nous montrer qu’il s’agit de l’intérêt général, et que les arbitrages rendus ne sont pas les bons.

Moi aussi d’ailleurs, je trouve que ce serait bien d’aller au cinéma, de retrouver les copains au bistrot, de faire un bon dîner dans un restaurant sympathique… J’attendrai !

Joue-la comme Zidane, euh comme Merkel

Nos nombreux experts en santé publique sont prompts à nous trouver des exemples de bonnes solutions. Assez peu cependant se sont risqués à nous proposer de suivre la conduite de Trump ou de Bolsonaro, mais on a entendu la petite musique nous invitant à attendre l’immunité de groupe (la herd immunity, l’immunité du troupeau, selon la délicate expression de Boris Johnson). Plus généralement, on a cité le bon exemple de la Suède, et voilà que ça marche moins bien. L’Allemagne aussi s’en sortait mieux, mais aux dernières nouvelles, la situation s’est dégradée dramatiquement.

Alors soyons prudents, pour nous et pour les autres, sans céder à la panique, ni croire aux balivernes des gourous et faux prophètes (malgré leur barbe fleurie) et méfions-nous des yaka-faukon : la situation est bien trop complexe pour les réponses simplistes.

La nausée et les mains sales

Nous sommes, paraît-il, entrés dans l’ère de la post-vérité, ou, pour reprendre les mots de la porte parole de D. Trump, Kellyanne Conway, l’ère des vérités alternatives (à la 3ème minute de la vidéo). On s’amuse – mais ça fait peur aussi – d’entendre le président américain parler de fake-news dès que les uns ou les autres parlent de faits concrets avérés. Malheureusement, ça se passe aussi près de chez nous. Les réseaux « sociaux » sont la principale source de contamination de ces sottises. Et j’emploie le mot contamination parce que c’est le mot juste.

« Instit en Alsace » décédée du Covid-19 ? Un fake

Comme souvent, c’est un texte copié-collé et partagé sur FB et ailleurs qui annonce la mort d’une institutrice en charge d’enfants de soignants suite à une infection au Covid-19 en Alsace. La fausse nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre ? Non, bien pire, comme une pandémie non maîtrisée ! A lire ici sur le site de France Inter, dont je reprends l’illustration.

Le fake diffusé sur FB

Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres. Et la multiplication des fausses nouvelles est un des traits les plus remarquables des époques de crise intense. Sans remonter à la Grande Peur de l’été 1789, ni même aux « canards » de la guerre de 14, qui ont fait éclore notre Canard enchaîné, il est facile de trouver des bobards diffusés pendant chaque période de tension. L’épisode des Gilets jaunes en a produit une belle collection. Pas étonnant donc que la pandémie de Covid-19 soit fertile en fausses nouvelles.

Les « canards » étaient des feuilles vendues à la criée dans les rues de Paris, décrivant des faits divers imaginaires. Ces « canards » constituent une version ancienne des « fake news ». Au 19e siècle, les Etats-Unis voient fleurir les exemples de « hoax », canular dont le but est de faire vendre du papier.

Ceux qui savent, ceux à qui on ne la fait pas

La parole officielle, parole des experts, parole des politiques, a été dévaluée par la défiance envers les élites. Car le peuple, lui, est censé détenir la vérité contre les mensonges relayés par les média mainstream, à la botte de l’oligarchie !

Il faut donc trouver des informations cachées, révéler les secrets ! Pensez à la valeur que gagne celui qui sait, celui qui détient la clé du secret. On a ainsi vu fleurir les sites de réinformation, d’information alternative. Tant qu’il fallait se procurer des livres papier publiés par des éditeurs confidentiels, le coût limitait la diffusion de ces informations dont l’origine était, par exemple, un « chercheur indépendant » d’une université australienne. Mais la généralisation d’internet et ensuite de ce qu’on a appelé les « réseaux sociaux » donne à ces fake news une très grande diffusion. On parle d’ailleurs d’un message « viral », ce qui est tout à fait approprié aujourd’hui.

Celui qui sait, qui a découvert la vérité cachée, et qui révèle le secret s’attribue ainsi une valeur aux yeux de ceux qui ne savent pas, ceux qui sont confinés dans l’ignorance ou leur aveuglement. Car lui ne s’est pas laissé berner par ce que disent les média mainstream, les journaux, les radios, les télés, simples instruments de la propagande officielle. A lui, on ne la fait pas !

Pourquoi ça marche ? le biais de confirmation

Outre cette valeur ajoutée du secret dévoilé, ceux qui relaient, ceux qui « partagent » sur leur « statut » vont choisir les infos qui viennent plutôt confirmer leur idée sur le sujet. Selon le principe bien connu  énoncé par Pierre Dac et repris par Coluche : Quand on voit ce qu’on voit, qu’on entend ce qu’on entent, que l’on sait ce qu’on sait, on a bien raison de penser ce qu’on pense. En termes plus savants, les sociologues parlent de biais de confirmation. Mais c’est bien la même chose !

Ainsi, le supporter des Républicains relaiera sans sourciller tous les points de vue proches de ce parti, le macroniste pur sucre ne supportera pas la moindre critique de son héros, l’insoumis trouvera toutes les grâces à JL Mélenchon et à Raquel Garrido, le gilet jaune considérera toute éructation de Fly Rider comme la synthèse définitive de la pensée de Robespierre. Mais tout le monde sait bien que les réseaux sociaux sont d’abord des réseaux d’affinités, où règnent l’entre-soi, et trop souvent, la détestation des autres !

(Des outils pour réfléchir)

Comment se défendre alors ? En adoptant des « gestes barrières », c’est-à-dire en se posant les bonnes questions.

OK Boomer ? Qui parle ?

Ok Boomer, c’est la réponse dédaigneuse des plus jeunes pour disqualifier la parole des papy-boomers – dont je suis – incapables de s’adapter à la modernité, enfermés dans leurs préjugés. Je pourrais leur répondre avec les mots de Brassens : « le temps ne fait rien à l’affaire ». Mais plus sérieusement, l’interpellation pose une question pertinente : qui es-tu pour parler ?

Sammy Newman

Quand nous parlons, nous exprimons bien sûr notre pensée – enfin pas les menteurs ! – mais cette pensée, que nous croyons personnelle, est le produit de ce que nous sommes : âge, sexe, position sociale, éducation, histoire de vie, place institutionnelle, etc.

La technique de la citation – vraie ou fausse – permet de donner de l’autorité à l’opinion mise en avant. Ainsi : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. » Qui mieux que Voltaire pour parler de la liberté d’opinion, même quand la citation attribuée n’apparaît dans aucune œuvre du philosophe, comme on voit dans l’analyse donnée dans dicocitations – Le Monde.

Hanna Arendt, Aldous Huxley, et bien sûr George Orwell sont parmi les plus sollicités. Sans oublier Coluche. Prenons le temps de vérifier la validité de la citation.

Évaluer la source

Il faut aussi évaluer le médium, l’organe de presse, le site internet. Comptez-vous sur France Dimanche, Closer, ou Gala pour vous informer de la conduite des affaires publiques ? Pensez-vous qu’on puisse se fier à TPMP pour les comprendre ?

La développement des pure-players, des sites d’information qui n’existent que sur la toile, a vu fleurir le pire et le meilleur. On sait que Médiapart est très partisan, mais les informations qu’il met en ligne sont vérifiées. Ce n’est pas le cas de bien d’autres sites. D’ailleurs, les grands journaux ont mis en place des outils de vérification :

Le web nous donne accès aux sites d’info du monde entier et il est plus difficile de les évaluer. Cependant, je suis surpris que certains se plaignent de la presse française – assimilée à des organes de propagande – et fassent référence aux Russes de RT (Russia Today) ou de l’agence de presse Sputniknews.

Je suis surpris aussi de voir des gens qui se réclament globalement de la gauche, parfois même de la gauche extrême, qui affirment rejeter tout ce qui, de près ou de loin, se rapprocherait du parti de Mme Le Pen, relayer, sans s’en rendre compte ?, des sites de ce qu’on appelle la fachosphère, (on en parle même dans Valeurs Actuelles!). Et parfois, ils se laissent abuser par des titres en référence à la révolution (permanente), au grand soir, à la Résistance (Républicaine), à Voltaire.

On remarque aussi que les mêmes qui font remarquer à juste titre le poids des grands financiers dans la presse française ne s’inquiètent pas du financement de certains média… soutenus par la Russie de Poutine.

De généreux donateurs… polonais

Un exemple, un site qui fait référence à la France Libre avec comme logo une Tour Eiffel tricolore! Sous le titre Qui sommes-nous ? le site explique :

Quant au financement de notre site, nous avons trouvé sur notre chemin des amis de la liberté et de la civilisation occidentale qui soutiennent notre initiative, car ils partagent avec nous les mêmes valeurs et le même attachement à la liberté. Séduits par notre projet, ils ont décidé de nous aider pour le lancement de notre site, en apportant la seule et unique chose qui nous faisait défaut: les capitaux.
Nos investisseurs étant pour la plupart polonais, notre société est de droit polonais, dûment enregistrée au Registre de Commerce et des Sociétés à Varsovie.

Sans parler d’autres sites, qui se donnent comme grands défenseurs de la nation et sont hébergés à l’étranger pour échapper au droit de la presse tel qu’il s’applique en France. C’est à lire ici dans cet article du Monde : La « fachosphère » s’expatrie pour échapper à la justice.

La Nausée et les Mains sales, disait Pierre Desproges

Le regretté Pierre Desproges nous avait mis en garde contre les publications sujettes à caution : « Vous lisez Minute ? Non ? Vous avez tort, c’est intéressant. Au lieu de vous emmerder à lire tout Sartre, vous achetez un exemplaire de Minute, pour moins de dix balles, vous avez à la fois La Nausée et les mains sales. »



En un combat douteux

Le titre de mon blog annonce « un regard citoyen » ; et voilà près d’un mois que je n’ai rien publié. Et pourtant, je rumine plusieurs sujets : le rôle des élus face à l’épidémie, les fake news fausses informations relayées massivement, et d’abord la quasi impossibilité d’une réflexion sereine. Car nous avons désormais pas loin de 60 millions de spécialistes d’infectiologie, de stratégie sanitaire, et de prospective sur le passé.

Cygnes noirs, merles blancs

Ils n’ont rien prévu ! Et pourtant tout le monde savait. La catastrophe était prévisible. En tout cas, c’est ce qu’on entend tous les jours ces temps-ci. Mais connaissez-vous l’histoire des cygnes noirs ? Tant qu’on n’a pas découvert, fin XVIIème siècle, des cygnes noirs en Australie, il est admis que tous les cygnes sont blancs. L’expression très ancienne, comme le merle blanc chez nous, est reprise dans un livre de Nassim Nicholas Taleb publié en 2007 consacré aux crises financières. Le cygne noir désigne un événement à trois caractéristiques :

  • Il est absolument imprévisible, complètement improbable, hors de toute attente normale ;
  • il a des conséquences massives : rien ne sera plus comme avant !
  • Dès qu’il est advenu, il devient rétrospectivement prévisible : après coup, il est évident que tous les indices étaient là, sauf que personne ne les avaient vus !

D’ailleurs, Isabelle This Saint-Jean, professeur d’économie à Paris XIII et secrétaire nationale du PS, en fait la brillante démonstration dans un article de Libération, le 21 mars, Le Cygne noir et les aveugles.

En effet, tous les signes avant-coureurs étaient bien là ! D’abord, une épidémie massive était inéluctable. Nous l’avions échappé belle avec la grippe H1N1 en 2009. Mais qui ne s’est pas gaussé de Mme Bachelot et de ses millions de dose de Tamiflu, sans parler des 2 milliards de masques ? A commencer par Elise Lucet dans cette émission de 2010 (à voir ici).
Ce stock encombrant a fondu, il n’a pas été renouvelé, et ces milliards de masques nous manquent aujourd’hui.

Il est vrai qu’on a aussi peu à peu privé l’hôpital public de moyens. La mise en place de la tarification à l’activité (T2A) en 2007, par la loi HPST de la même Madame Bachelot a lancé la machine infernale dont nous mesurons les dégâts aujourd’hui : suppression de lits d’hôpitaux, réduction des effectifs de soignants, etc.

Et l’on pourrait faire la liste de toutes les décisions qui ont conduit à nous mettre en grande difficulté face à la pandémie. Mais, il faut quand même se rappeler que nous avons par des votes successifs et des majorités démocratiquement désignées mis au pouvoir et soutenu les dirigeants qui ont pris ces décisions !

Nous avons collectivement admis qu’il fallait payer moins d’impôts et nous nous plaignons maintenant de la dégradation des services publics ! Ah, oui vous allez m’expliquer que vous ne souhaitez payer moins d’impôts, mais que vous réclamez plus de justice fiscale. En fait, la justice fiscale, c’est quand moi je paie moins d’impôts et quand les autres apportent leurs justes contributions !

Ils savaient? Je dirais même que c’est voulu !

L’aveuglement collectif peut entraîner plus loin, vers des fantasmes complotistes. Non seulement, on refuse de voir l’enchaînement de décisions auxquelles nous avons consenti mais on cherche des responsables, et bien sûr on les trouve. Dans les situations de crise, on trouve toujours des boucs émissaires. Le gouvernement bien sûr, mais plus globalement, les « princes qui nous gouvernement », les élites du « système » qui sont forcément contre le peuple. D’où l’engouement pour le Professeur Raoult, vu comme le modèle de l’antisystème, alors qu’il est un grand professeur mandarin bien classique. Car non seulement ces responsables irresponsables n’ont pas agi à temps mais ils ont caché au peuple ce qu’ils savaient ; et bien sûr, ils savaient tout ! En tout cas, c’est des « informations » qu’on trouve sur internet en particulier avec le hashtag #ilssavaient. Et on n’est pas loin de sortir la guillotine : « Ils savaient et n’ont rien fait. Des têtes doivent tomber ! » Déferlement de haine, évidemment à partir d’informations tronquées ou carrément fausses. Lire par exemple cet article de La Croix Coronavirus : #IlsSavaient, la colère contre les élites s’exprime sur Twitter.

Plus fort encore, non seulement, ils n’ont rien fait, mais au fond, cela fait partie d’un plan secret. Un plan chinois contre Taiwan, un plan de la CIA contre la Chine, un plan de Bill Gates contre l’Afrique… J’entendais parfois dans mon enfance : « Mais tout ça c’est voulu! » Rien n’aurait donc changé ?

L’incurie, l’impéritie, la gabegie…

Je fais exprès d’employer des grands mots, parce que ça fait encore plus peur. J’ai mal à la tête, bon ça fait mal, j’ai des céphalées, alors ça devient grave, je souffre de céphalalgie, vite appelons le SAMU. Alors je traduis:

  • l’incurie : ils s’en foutent
  • l’impéritie : c’est des nuls
  • la gabegie : le désordre et le gaspillage

Voilà en résumé ce qui se dit de nos dirigeants ; rien de neuf, là non plus. Sauf que dans le contexte, aucun pays ne semble avoir trouvé des réponses complètement satisfaisantes ! Car les comparaisons restent hasardeuses, aussi bien sur le nombre des malades, des personnes touchées mais asymptomatiques. Bien malin qui s’y retrouve dans les chiffres publiés ici et là, comme le montre cet article du Monde  « Infections, tests, courbes ou données brutes : bien lire les chiffres sur le coronavirus. »

Gouverner, c’est prévoir, me rappelait un de mes correspondants sur les réseaux sociaux. Mais qui peut prévoir l’imprévisible ? Et dès lors, comment faire autrement que piloter presque à vue (dans le brouillard) en s’appuyant sur des conseils divers et, sans doute, compétents ?

Ceux qui ne devraient pas trop la ramener

Evidemment, certains tentent de surfer sur les difficultés. Mais, comme le rappelait X. Bertrand, « il y en a qui ne devraient pas trop la ramener ! » Sans remonter sur les choix politiques qui ont réduit les moyens dédiés au service public de santé, où les responsabilités, comme on l’a vu, sont largement partagées, revenons sur le premier tour des élections municipales. Dans les jours qui précèdent, la question se pose : faut-il les maintenir ? Je citerai seulement une réponse du leader officiel d’un grand parti politique : « Reporter les élections municipales serait un coup de force institutionnel » et une « utilisation de la crise sanitaire pour éviter une débâcle électorale ». Et il suffit de chercher un peu pour trouver que tous les caciques des partis tenaient à peu près ce même discours. Quelques jours plus tard, le ton avait changé : « une folie d’avoir maintenu ce premier tour ; on a mis en danger les électeurs et tous ceux qui tenaient les bureaux de vote. » Sans parler de tous ceux qui minimisaient le risque sanitaire « une grippette » et qui maintenant disent que le gouvernement n’a pas su voir venir la menace.

Le cynisme, ennemi intime de la démocratie

Dans le tohu-bohu, la confusion que provoque la pandémie, je conçois que l’on fasse des erreurs d’appréciation, par exemple qu’on pense à l’instant T qu’il vaut mieux garder le calendrier des élections tel qu’il était prévu, et qu’on se rende compte peu après qu’il aurait mieux valu les reporter. Mais pourquoi ne pas avouer l’erreur ? Pourquoi affirmer le juste contraire de ce qu’on disait quelques jours avant ? Cela s’appelle du cynisme de basse politique, le pire ennemi de la démocratie dans la crise que nous traversons.

Le monde d’après?

Que sera le monde d’après la pandémie ? Là encore, les prévisions sont difficiles. Une des rares certitudes : une dépression économique profonde, dont nous mettrons du temps à sortir. Choisirons-nous collectivement de redonner des moyens à nos services publics de santé, aux établissements d’accueil de personnes âgées ? Accepterons-nous de reconnaître la valeur de ce qu’apportent à notre pays les petites mains des métiers indispensables, ces « gens de peu » qui, quoi qu’en disent certains, ne sont pas des « gens de rien » ?

Tiens, voilà des questions qui pourraient l’objet d’un grand débat.