La fabrique et la diffusion d’un fake

Sur les réseaux sociaux, Facebook, Twitter, mais aussi dans certains médias très suivis, les fake news – les fausses nouvelles – prolifèrent. Avec quelquefois le soutien actif de personnalités publiques, qui pourtant prétendent assurer un jour des responsabilités nationales. J’essaie pour ma part de confronter ces fausses nouvelles avec des informations vérifiées, en utilisant les ressources que mettent à notre disposition les outils numériques. Une expérience récente m’a mis sous les yeux la fabrication et la diffusion d’une fausse nouvelle. C’est presque un cas d’école.

La page 132 du rapport de Pfizer sur son vaccin anti-COVID 

Les antivax se répandent sans retenue sur les réseaux sociaux, appuyés souvent par des scientifiques indépendants (?). Un de mes vieux amis, et pas seulement sur FB, bien marqué à gauche, même extrême, relaie, à partir d’un post d’un ami à lui, diffuse l’image suivante :

Le post d’un lanceur d’alerte sur FB

Cette image est accompagnée du commentaire suivant : Pour info, dans la notice publiée par Pfizer de son vaccin, ces derniers reconnaissent qu’il pourrait y avoir un risque de bébés génétiquement défectueux suite à l’injection de ce vaccin et recommandent donc l’abstinence sexuelle pendant un mois après la deuxième injection… oui c’est bien Pfizer qui le dit.

Et pour que chacun soit persuadé de la véracité de l’image comme du commentaire, nous avons droit au lien internet vers la notice de Pfizer. https://pfe-pfizercom-d8-prod.s3.amazonaws.com/2020-11/C4591001_Clinical_Protocol_Nov2020.pdf?fbclid=IwAR3iW0TZbO8BAE5vXvb8slG_neJTDmJY9

Si vous avez quelques doutes, vous cliquez sur le lien… et vous avez un document de 146 pages, en anglais… Ça décourage, mais bon, on y va. Directement à la page 132

La page 132

Et oui, il y est bien question d’abstinence sexuelle, de préservatifs pendant 28 jours pour éliminer les risques sur la sécurité reproductive (eliminate reproductive safety risk). Mais contrairement à ce que dit l’image, il n’y est jamais question de births defects due to genetic manipulation (handicaps à la naissance provoqué par des manipulations génétiques). Manipulation génétique, non, mais manipulation d’information, sans aucun doute.

A partir de cette information, les commentaires et les partages vont bon train. La fausse information provoque l’indignation : « ils font ce qu’il faut pour se protéger, ces raclures »; Surtout que les medias, forcément « mainstream, » forcément corrompus n’en parlent pas: « Et ça dans les infos traditionnelles personne n’en parle ».. Avec quelquefois une question raisonnable de quelqu’un qui est allé voir le document : « Je ne vois pas où il est question de manipulations génétiques, page 132. C’est où? » Et quand même là une réponse raisonnable : « Nulle part, évidemment. »

Une lecture erronée ou une volonté d’embrouiller ?

Si l’on va regarder tout le document, mais pas seulement la page 132, on découvre que ce n’est pas du tout la notice du vaccin… mais la description des protocoles suivis pour les tests de phases 1, 2 et 3 (c’est quoi ça ? Allez voir l’explication ici). En effet, dans les protocoles, il est prévu d’éviter de prendre dans les personnes à tester celles qui peuvent user de leurs fonctions reproductives.

Cette page 132 est devenue virale sur la toile dans la bulle des antivax depuis la fin décembre… et l’information a été notée comme fausse par SNOPES l’équivalent américain de Hoaxbuster (un site à consulter systématiquement). Voir ici l’article de Snopes.

Alors se pose la question : le prétendu lanceur d’alerte a-t-il mal lu, mal compris, ou simplement compris ce qu’il espérait lire, ce qu’on appelle le biais de confirmation ? Dans ce cas, on a juste un exemple de ce que décrivait Umberto Eco: « Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d’imbéciles qui avant ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. C’est l’invasion des imbéciles. »

Il y a malheureusement une autre hypothèse : le lanceur d’alerte pense que tout est bon pour faire valoir son point de vue antivax, contre les big-pharma. Et ne s’embarrasse pas de la vérité. Une autre de ses publications me fait pencher pour cette hypothèse.

UN autre post du lanceur d’alerte, un autre fake



Dans cette copie d’écran, on voit qu’il prétend se référer à  un organisme américain, le Vaccine Adverse Event Reporting System, un programme de sécurité des vaccins, cogéré par les Centers for Disease Control and Prevention des États-Unis et la Food and Drug Administration. Dont il dit avoir tiré ces données alarmantes : 147 morts, 769 cas d’amnésie… etc. Là encore, avec juste un peu de patience et de méthode, sur le site du Vaccine Adverse for Disease Control and Prevention, on ne trouve rien de cela. . Les effets secondaires sont bien recensés dans cet article de Sciences et Avenir . Notre lanceur d’alerte me fait penser à Philippulus, le prophète dans Tintin, L’Île mystérieuse. Malheureusement, nous ne sommes pas dans le monde de la BD !

Merci à Tintin (je n’ai pas encore 77 ans)

La nausée et les mains sales

Nous sommes, paraît-il, entrés dans l’ère de la post-vérité, ou, pour reprendre les mots de la porte parole de D. Trump, Kellyanne Conway, l’ère des vérités alternatives (à la 3ème minute de la vidéo). On s’amuse – mais ça fait peur aussi – d’entendre le président américain parler de fake-news dès que les uns ou les autres parlent de faits concrets avérés. Malheureusement, ça se passe aussi près de chez nous. Les réseaux « sociaux » sont la principale source de contamination de ces sottises. Et j’emploie le mot contamination parce que c’est le mot juste.

« Instit en Alsace » décédée du Covid-19 ? Un fake

Comme souvent, c’est un texte copié-collé et partagé sur FB et ailleurs qui annonce la mort d’une institutrice en charge d’enfants de soignants suite à une infection au Covid-19 en Alsace. La fausse nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre ? Non, bien pire, comme une pandémie non maîtrisée ! A lire ici sur le site de France Inter, dont je reprends l’illustration.

Le fake diffusé sur FB

Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres. Et la multiplication des fausses nouvelles est un des traits les plus remarquables des époques de crise intense. Sans remonter à la Grande Peur de l’été 1789, ni même aux « canards » de la guerre de 14, qui ont fait éclore notre Canard enchaîné, il est facile de trouver des bobards diffusés pendant chaque période de tension. L’épisode des Gilets jaunes en a produit une belle collection. Pas étonnant donc que la pandémie de Covid-19 soit fertile en fausses nouvelles.

Les « canards » étaient des feuilles vendues à la criée dans les rues de Paris, décrivant des faits divers imaginaires. Ces « canards » constituent une version ancienne des « fake news ». Au 19e siècle, les Etats-Unis voient fleurir les exemples de « hoax », canular dont le but est de faire vendre du papier.

Ceux qui savent, ceux à qui on ne la fait pas

La parole officielle, parole des experts, parole des politiques, a été dévaluée par la défiance envers les élites. Car le peuple, lui, est censé détenir la vérité contre les mensonges relayés par les média mainstream, à la botte de l’oligarchie !

Il faut donc trouver des informations cachées, révéler les secrets ! Pensez à la valeur que gagne celui qui sait, celui qui détient la clé du secret. On a ainsi vu fleurir les sites de réinformation, d’information alternative. Tant qu’il fallait se procurer des livres papier publiés par des éditeurs confidentiels, le coût limitait la diffusion de ces informations dont l’origine était, par exemple, un « chercheur indépendant » d’une université australienne. Mais la généralisation d’internet et ensuite de ce qu’on a appelé les « réseaux sociaux » donne à ces fake news une très grande diffusion. On parle d’ailleurs d’un message « viral », ce qui est tout à fait approprié aujourd’hui.

Celui qui sait, qui a découvert la vérité cachée, et qui révèle le secret s’attribue ainsi une valeur aux yeux de ceux qui ne savent pas, ceux qui sont confinés dans l’ignorance ou leur aveuglement. Car lui ne s’est pas laissé berner par ce que disent les média mainstream, les journaux, les radios, les télés, simples instruments de la propagande officielle. A lui, on ne la fait pas !

Pourquoi ça marche ? le biais de confirmation

Outre cette valeur ajoutée du secret dévoilé, ceux qui relaient, ceux qui « partagent » sur leur « statut » vont choisir les infos qui viennent plutôt confirmer leur idée sur le sujet. Selon le principe bien connu  énoncé par Pierre Dac et repris par Coluche : Quand on voit ce qu’on voit, qu’on entend ce qu’on entent, que l’on sait ce qu’on sait, on a bien raison de penser ce qu’on pense. En termes plus savants, les sociologues parlent de biais de confirmation. Mais c’est bien la même chose !

Ainsi, le supporter des Républicains relaiera sans sourciller tous les points de vue proches de ce parti, le macroniste pur sucre ne supportera pas la moindre critique de son héros, l’insoumis trouvera toutes les grâces à JL Mélenchon et à Raquel Garrido, le gilet jaune considérera toute éructation de Fly Rider comme la synthèse définitive de la pensée de Robespierre. Mais tout le monde sait bien que les réseaux sociaux sont d’abord des réseaux d’affinités, où règnent l’entre-soi, et trop souvent, la détestation des autres !

(Des outils pour réfléchir)

Comment se défendre alors ? En adoptant des « gestes barrières », c’est-à-dire en se posant les bonnes questions.

OK Boomer ? Qui parle ?

Ok Boomer, c’est la réponse dédaigneuse des plus jeunes pour disqualifier la parole des papy-boomers – dont je suis – incapables de s’adapter à la modernité, enfermés dans leurs préjugés. Je pourrais leur répondre avec les mots de Brassens : « le temps ne fait rien à l’affaire ». Mais plus sérieusement, l’interpellation pose une question pertinente : qui es-tu pour parler ?

Sammy Newman

Quand nous parlons, nous exprimons bien sûr notre pensée – enfin pas les menteurs ! – mais cette pensée, que nous croyons personnelle, est le produit de ce que nous sommes : âge, sexe, position sociale, éducation, histoire de vie, place institutionnelle, etc.

La technique de la citation – vraie ou fausse – permet de donner de l’autorité à l’opinion mise en avant. Ainsi : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. » Qui mieux que Voltaire pour parler de la liberté d’opinion, même quand la citation attribuée n’apparaît dans aucune œuvre du philosophe, comme on voit dans l’analyse donnée dans dicocitations – Le Monde.

Hanna Arendt, Aldous Huxley, et bien sûr George Orwell sont parmi les plus sollicités. Sans oublier Coluche. Prenons le temps de vérifier la validité de la citation.

Évaluer la source

Il faut aussi évaluer le médium, l’organe de presse, le site internet. Comptez-vous sur France Dimanche, Closer, ou Gala pour vous informer de la conduite des affaires publiques ? Pensez-vous qu’on puisse se fier à TPMP pour les comprendre ?

La développement des pure-players, des sites d’information qui n’existent que sur la toile, a vu fleurir le pire et le meilleur. On sait que Médiapart est très partisan, mais les informations qu’il met en ligne sont vérifiées. Ce n’est pas le cas de bien d’autres sites. D’ailleurs, les grands journaux ont mis en place des outils de vérification :

Le web nous donne accès aux sites d’info du monde entier et il est plus difficile de les évaluer. Cependant, je suis surpris que certains se plaignent de la presse française – assimilée à des organes de propagande – et fassent référence aux Russes de RT (Russia Today) ou de l’agence de presse Sputniknews.

Je suis surpris aussi de voir des gens qui se réclament globalement de la gauche, parfois même de la gauche extrême, qui affirment rejeter tout ce qui, de près ou de loin, se rapprocherait du parti de Mme Le Pen, relayer, sans s’en rendre compte ?, des sites de ce qu’on appelle la fachosphère, (on en parle même dans Valeurs Actuelles!). Et parfois, ils se laissent abuser par des titres en référence à la révolution (permanente), au grand soir, à la Résistance (Républicaine), à Voltaire.

On remarque aussi que les mêmes qui font remarquer à juste titre le poids des grands financiers dans la presse française ne s’inquiètent pas du financement de certains média… soutenus par la Russie de Poutine.

De généreux donateurs… polonais

Un exemple, un site qui fait référence à la France Libre avec comme logo une Tour Eiffel tricolore! Sous le titre Qui sommes-nous ? le site explique :

Quant au financement de notre site, nous avons trouvé sur notre chemin des amis de la liberté et de la civilisation occidentale qui soutiennent notre initiative, car ils partagent avec nous les mêmes valeurs et le même attachement à la liberté. Séduits par notre projet, ils ont décidé de nous aider pour le lancement de notre site, en apportant la seule et unique chose qui nous faisait défaut: les capitaux.
Nos investisseurs étant pour la plupart polonais, notre société est de droit polonais, dûment enregistrée au Registre de Commerce et des Sociétés à Varsovie.

Sans parler d’autres sites, qui se donnent comme grands défenseurs de la nation et sont hébergés à l’étranger pour échapper au droit de la presse tel qu’il s’applique en France. C’est à lire ici dans cet article du Monde : La « fachosphère » s’expatrie pour échapper à la justice.

La Nausée et les Mains sales, disait Pierre Desproges

Le regretté Pierre Desproges nous avait mis en garde contre les publications sujettes à caution : « Vous lisez Minute ? Non ? Vous avez tort, c’est intéressant. Au lieu de vous emmerder à lire tout Sartre, vous achetez un exemplaire de Minute, pour moins de dix balles, vous avez à la fois La Nausée et les mains sales. »