Peuple, le mot est sur toutes les lèvres ! A chaque instant, quelqu’un vient rappeler le sens du mot démocratie, gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. Mais les choses se compliquent s’il s’agit de dire ce qu’est le peuple, ou ce qu’il n’est pas. Comme tout cela est confus, j’ai tenté de clarifier pour moi les différents usages du mot et de ses dérivés, populaire, populiste. Pour échapper aux clichés, aux tentatives d’instrumentalisation du mot, et par conséquent des citoyens que ce mot embrasse.
Une caricature de 1896 dans laquelle William Jennings Bryan, un fervent partisan du populisme, avale le symbole du Parti démocrate d’Amérique. (wikipedia)
Dans les bals populaires…
Le titre de la chanson de Michel Sardou, la chanson elle-même, voilà déjà une illustration forte de l’ambiguïté du mot : une ambiance populaire mise en scène par un artiste qui en aucune façon ne peut revendiquer une appartenance aux classes populaires. D’ailleurs la distance est mise d’emblée, malgré les mots racoleurs, l’accordéon qui doit faire peuple. Malgré le nous, on « Nous on n’danse pas, On est là pour boire un coup, Sur des airs populaires. » Même chose ou presque avec la chanson de Michel Delpech Le Loir-et-Cher où l’artiste se présente comme ce qu’on appelle aujourd’hui un transfuge de classe.
D’autres artistes ou écrivains veulent se poser en porte-parole des classes populaires. La tradition remonte loin jusqu’aux plus grands : Victor Hugo avec Les Misérables. Ou bien encore, Edmond Rostand, dans L’Aiglon (Acte II, scène IX)
Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades, Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades, Sans espoir de duchés ni de dotations; Nous qui marchions toujours et jamais n'avancions; Trop simples et trop gueux pour que l'espoir nous berne De ce fameux bâton qu'on a dans sa giberne;
Mais ces porte-parole sont socialement bien loin de ceux à qui ils prétendent prêter leur voix.
Des discours qui se brouillent
Ce n’est pas d’aujourd’hui que les mots viennent habiller des marionnettes et déguiser des réalités d’apparences trompeuses. Ils sont peu nombreux ceux qui, à l’instar du Joueur de fluteau de Brassens, refusent de s’affubler de costumes trop grands pour eux. Qu’y avait-il de populaire dans l’Union pour un Mouvement Populaire ? Récemment s’est créée une revue intitulée Front populaire, reprenant à la droite extrême le nom du gouvernement de Léon Blum en 1936. Je ne m’étendrai pas sur la Nouvelle Union Populaire, bien qu’elle soit Écologique et Sociale.
Pourtant, il est possible de trouver des critères presque objectifs pour valider l’usage du mot populaire. En effet, un quartier populaire peut se définir par les revenus moyens, le taux de pauvreté, le taux de chômage, la qualité du logement, etc. Mais déjà, le flou s’installe dès qu’apparaît l’expression classes populaires et que disparaissent, au moins en partie, les observations concrètes. Un attelage idéologique qui mêle la lutte des classes théorisée par K. Marx et les sentiments d’appartenance ou de rejet : « j’en suis » ou « je n’en suis pas ». Mais le mot populaire renvoie au peuple. Qu’est-ce donc que le peuple ?
Nous sommes ici par la volonté du peuple…
Elle est belle, la réplique de Mirabeau devant le grand maître des cérémonies, envoyé par Louis XVI pour faire évacuer la salle du Jeu de paume : « Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple et qu’on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes. » Pour Mirabeau, le peuple est constitué de ceux qui ont désigné leurs représentants aux États Généraux convoqués par le roi : il est député du Tiers Etat et il rend compte de son action en publiant une sorte de journal États Généraux, qu’il renomme Lettres du comte Mirabeau à ses commettants, puis Courrier de Provence, pour déjouer les interdictions judiciaires. Pour Mirabeau, donc, la volonté du peuple s’est exprimée par le vote des députés aux États généraux.
Simplicité quasi biblique des commencements (attention, illusion romantique!). Voilà que bien vite, de nouveaux prophètes vont se présenter comme la voix du peuple (vox populi, vox dei, qu’ils disaient dans Astérix, non, juste dans les pages roses du Larousse). Marat se proclame L’Ami du peuple et placarde ses proclamations sur les murs de Paris. Mais si Marat est l’ami du peuple, Robespierre, lui, sait nommer son ennemi. Dans son discours du 10 mai 1793 (pardon, du 20 Floréal An I), il affirmait : « Jamais les maux de la société ne viennent du peuple, mais du gouvernement. » Simple comme bonjour, le gouvernement est l’ennemi du peuple.
Les mille visages de l’ennemi
Hercule avait bien de la chance de n’avoir à combattre que les 9 têtes de l’hydre de Lerne. La Cause du peuple, comme se nommait le journal dont Sartre a été le directeur en 1970, est attaquée de toutes parts. Ses ennemis sont légion ! Citons pêle-mêle : les administrations en gros et en détail, les technocrates, les bureaucrates, surtout s’ils sont énarques, les intellos (tous de gauche ou tous complices du pouvoir, c’est selon), les lobbies, etc.
Tous ces ennemis du peuple sont regroupés – dans le discours populiste, celui qui flatte le peuple – dans un paquet cadeau, bien enveloppé : l’élite, l’oligarchie, ou encore l’état profond. Quelques citations pour éclairer. Une grande dame de la presse, héritière de bonne famille, passée par les plus belles écoles, éditorialiste pleine de componction vient nous expliquer que «les élites déconnectées de la réalité s’appuient sur la démocratie pour imposer leurs conceptions de la société au peuple dépossédé de sa souveraineté. » Une belle autodescription ? Une autre, dont le conjoint est un responsable politique très en vue, s’insurge contre l’oligarchie des experts qui viendraient contrecarrer la volonté du peuple. J’ai vérifié sa biographie, celle de son conjoint : l’un et l’autre sont bien nés, comme on disait au XVIIème siècle. Quant à l’état profond, tellement profond qu’on peut lui trouver de multiples visages, il serait un entrelacs de puissants réseaux souterrains, où se mêlent les francs-maçons (oui, oui, encore), les Juifs (non, non, l’antisémitisme n’est jamais loin), le grand capital (qui noyaute les médias), ou encore les lobbys (Big pharma a beaucoup servi pendant la crise du COVID).
Évidemment, tout cela est corrompu – tous pourris ! – le peuple seul est pur, sans défaut, sans vice. Ne me croyant pas plus vertueux que les autres, je tâche, de temps en temps, d’accorder mon action à des valeurs communes. J’aimerais bien que ceux qui dénoncent la corruption prennent le temps d’un retour sur eux-mêmes… Tout récemment, on a vu à l’Assemblée Nationale, un parti politique se prendre en boomerang les accusations sur l’ingérence russe dans les affaires françaises. Plus généralement, ceux qui accusent les élus par exemple de s’en mettre plein les poches sont parfois ceux qui profitent grassement de leurs (petites) magouilles financières.
L’unité du peuple ?
Face à l’hydre polycéphale de l’état profond, le peuple lui serait UN. Rassemblé dans une nation, fondé sur une race… Faut-il rappeler le triptyque Ein Volk, Ein Reich, Ein führer ? Je ne veux pas réveiller des fantômes, mais certains discours du moment y font penser, de même que ces manifestations de rejet des migrants qui ont conduit le maire de St-Brévin à la démission. Presque folklorique – et pourtant – le mouvement des Bonnets rouges (celui de 2013, pas celui de 1675) a prétendu rassembler aussi bien les patrons que les salariés des usines… Sur l’ambiguïté de cette affaire, on pourra lire ici le témoignage d’un assistant parlementaire…
Non, le peuple n’est pas un ÊTRE UNIQUE. Chacun de nous n’a pas qu’une identité simple unique, mais à multiples facettes, comme le montre Delphine Horvilleur dans Il n’y a pas de Ajar. De même, le peuple est fait de multiples groupes d’appartenance. Au point qu’est née la théorie de Community building qui vise à créer et fédérer une communauté autour d’une expérience vécue comme problématique. D’où le projet de « fédérer toutes les colères ».
Pour ma part, je persiste à croire que l’intérêt général n’est jamais la somme des intérêts particuliers, pas plus que la somme des colères ne suffit pas à construire un projet de société. Mais tout juste à la conquête du chaos.
Giuliano da Empoli, l’auteur du Mage du Kremlin, avait publié il y a quelques années un ouvrage intitulé Les Ingénieurs du chaos, (réédité en poche en 2023) où il décrivait avec précision les manipulations des leaders populistes. Un ouvrage bien éclairant.
L’expertise du peuple ?
Dénonçons les experts, ennemis du peuple, car le peuple est expert en tout. Il possède la science infuse. Ne prenez pas le risque d’évoquer la nécessité d’une information approfondie sur tel ou tel sujet, car vous allez être accusé de « mépriser le peuple ». Récemment, sur un sujet local (l’avenir de l’Étang de Célac), j’ai voulu rappeler quelques éléments factuels , mais non, il suffisait de poser simplement la question « Êtes-vous pour ou contre la suppression de l’étang de Célac ? » Malgré les inconvénients bien connus de la procédure du référendum que j’avais évoqués dans un article à propos de la consultation cimetière. Car, déjà, poser que le sujet est complexe, c’est, paraît-il, prendre les électeurs pour des demeurés.
Partager les savoirs et les expériences
Pour sortir de cette ornière, il faut au moins deux conditions : la première est que l’information, vérifiée, consolidée par la controverse qui permet d’approfondir, soit rendue accessible à tous ; la seconde impose que chacun accepte de confronter son opinion, son expérience, son ignorance aussi ! Avec ce qui est désormais reconnu comme exact. Les élus en charge doivent absolument partager l’information.
D’une certaine façon, la consultation sur le projet de cimetière évoquée plus haut a donné un peu d’épaisseur démocratique à la décision commune. Une démarche semblable pourrait sans doute s’appliquer pour le devenir de l’étang de Célac. A une échelle plus large, les conventions citoyennes sont une bonne illustration de la démocratie participative.
Nier le savoir des experts est une folie, refuser de prendre en compte l’expérience vécue des gens en est une autre. Sans y plaquer des grilles de lecture, des catégories toutes faites. S’inspirer pour cela du livre de Pierre Rosanvallon Les Épreuves de la vie ou de la démarche concrète que proposait Bruno Latour dans Où atterrir ? Le lien mène une vidéo courte avant cette plus longue conférence.
Leaders d’opinion, les avant-gardes
Les cadres politiques ou associatifs, ceux qu’on entend, qui se font entendre, qui se présentent comme des porte-parole ont une responsabilité éminente vis-à-vis de nos concitoyens (voyez, j’évite d’employer le mot peuple!) : qu’ils se gardent de la démagogie, qu’ils renoncent à flatter le peuple en lui dorant la pilule. Au temps de l’URSS, Staline, le petit père des peuples, promettait d’atteindre les hauteurs béantes de l’avenir radieux. Plus près de nous dans le temps, Trump a réussi à séduire une majorité d’Américains par son slogan Make America Great Again. Et chez nous, vous trouverez des prophètes qui annoncent le grand soir ou le grand effondrement, la reconquête ou encore le sursaut révolutionnaire. Ils se proclament l’avant-garde d’un monde nouveau radicalement différent de notre quotidien prosaïque. Ne nous laissons pas embarquer dans leurs rêves, s’ils y croient vraiment, ou leurs mensonges, si, comme c’est souvent le cas, ils n’y croient pas eux-mêmes et manipulent le peuple avec cynisme.
Trump: le grand écart entre le candidat et le président – Vadot (Belgique / Belgium), L’Écho Donald Trump: « Do not listen to this demagogue, he is talking rubbish… » Cartoonism for peace
C‘est plus compliqué que ça ? Oui, vous avez raison. J’ai simplement voulu dérouler un peu la pelote d’une situation complexe. A vous de continuer la réflexion.
Note finale : vous pourrez me reprocher mon culot d’avoir repris à Pierre Bourdieu le titre d’une de ses conférences Les usages du peuple que vous pourrez lire dans Choses dites. (éditions de Minuit, 1987)