Champs de bataille, l’histoire enfouie du remembrement : un beau cadeau de Noël pour moi qui m’intéresse aux transformations de notre société au cours du dernier demi-siècle. J’ai pris du plaisir à lire cette enquête historique en bande dessinée, riche d’informations sur le bouleversement vécu par le monde rural dans les années 50-60.
Un séisme social
Deux dessins pleine page au début montrent comment le paysage a été radicalement transformé entre les années 50 et aujourd’hui. Tout le monde peut faire le même constat : il suffit d’aller voir le site GeoBretagne] Bretagne 1950 qui vous permet de comparer la vue aérienne de 1950 et celle d’aujourd’hui.
Le remembrement visait à regrouper les parcelles d’une même exploitation pour pallier l’émiettement produit par les partages de succession. Le principe était louable, la mise en œuvre l’a été beaucoup moins. Car, comme le montre la BD, les géomètres et autres experts ont appliqué à la mosaïque du bocage breton le découpage simpliste des plaines du bassin parisien : ici, en quelques dizaines de mètres, vous passez des terres presque profondes à des sols sans épaisseur où affleurent les blocs de granit, des fonds de vallon gélifs et marécageux à d’anciens landiers brûlés dès la mi-juin. Comment réussir des échanges équitables avec des sols aussi disparates ? Autre difficulté : comment évaluer les plantations : pommes à cidre, ou pommes à couteau, récemment greffés ou en fin de vie… Mettez par là-dessus un peu d’attachement sentimental, pas mal de mauvaise foi et beaucoup d’avidité : mon champ vaut bien mieux que celui qu’on veut m’attribuer, et c’est une terre que j’ai héritée de ma tante Philomène…
Négociations difficiles, marquées par les rapports de force entre propriétaires et fermiers, entre gros et petits paysans. Sans parler des formes plus subtiles de domination symbolique, ceux qui s’imposent et ceux qui se soumettent. L’auteure, Inès Léraud, a bien perçu les dégâts psychiques (psychiatriques, même) et les rancœurs qui perdurent aujourd’hui encore.
Des paysages bouleversés
La photo aérienne de 1950 montre la diversité des parcelles : on repère les haies facilement, mais, sur des surfaces plus vastes, les nuances de teinte renvoient à des cultures différentes (et peut-être à plusieurs propriétés). Sur la photo plus récente, on note à l’ouest de l’ancienne route de Rochefort que les haies ont disparu, que le bosquet a été défriché et que toute la surface est de la même teinte. Les regroupements de parcelles ont été accompagnés par des travaux connexes : arasement des haies, arrachage des pommiers, recalibrage des ruisseaux, drainage des zones humides. Là encore, l’ouvrage donne à voir la violence du bouleversement et les conséquences que nous subissons maintenant : érosion des sols, pollution des cours d’eau, effondrement de la biodiversité. Sans oublier l’évolution socio-économique de l’agriculture et en fait de toute la société : de moins en moins de paysans, de plus en plus d’industrie agroalimentaire, concentration de la richesse… et des pouvoirs.
Les acteurs de premier plan… et les autres
Le lecteur peut ne pas y prendre garde, mais l’idée de remembrement ne naît pas subitement après la 2ème guerre mondiale, elle apparaît dès le début du 20ème siècle : le service des améliorations agricoles, créé en 1903, se donne comme objectif d’augmenter les rendements. Un des obstacles tient au morcellement des cultures qu’il faudrait regrouper. Le projet se heurte déjà aux limites du droit de propriété.
C’est sous le régime de Pétain en 1941 que la loi va permettre d’outrepasser ces limites. Dans le même temps, le gouvernement crée la corporation paysanne, dont le Comte de Guébriant, fondateur de l’office central de Landerneau, sera une des figures majeures. Et pour cause, la vision que défend de Guébriant est celle d’un syndicalisme mixte, mêlant dans une même structure tous les acteurs du monde agricole. Le grand propriétaire y côtoie le fermier voire l’ouvrier agricole.
La chute de Vichy et la Libération n’y changent pas grand chose : toute la politique agricole reste façonnée par cette vision corporatiste dans une nébuleuse qui relie le syndicalisme agricole dominé par la FNSEA, les coopératives, la MSA, Groupama etc.
À côté des acteurs locaux, les représentants de l’Etat, les Ingénieurs du Génie Rural vont jouer la même partition, laissant peu de place à la concertation : le rouleau compresseur de la modernisation va tracer de brillantes avenues… sans beaucoup d’égards à ceux qui ne veulent pas suivre cette marche triomphale.
Tout ça c’est voulu ?
D’un côté, les gros, les puissants, les élites financières ou technocratiques qui tirent les ficelles, de l’autre, les petites gens qui ne peuvent que subir les conséquences de décisions prises en dehors d’eux par des technocrates hors sol comme on dirait aujourd’hui. Et de fait, la BD peut se lire aussi comme la description d’un grand complot, fomenté par l’hydre tentaculaire de l’état profond. Qu’il y ait une filiation intellectuelle entre les ingénieurs agronomes des années 1900, ceux qui ont accompagné la politique pétainiste, puis ceux qui ont conduit la révolution agricole après la Libération, c’est incontestable. Et beaucoup ont mis beaucoup de temps à comprendre l’impasse où menait leur action, comme René Dumont qui, après avoir collaboré avec le régime de Vichy, participe à l’élaboration du volet agricole du plan Monnet. A cette époque, il préconise de rendre l’agriculture plus productive. A 70 ans, en 1974, il est le premier candidat écologiste à la présidentielle : il a lu le rapport Meadows Les Limites à la croissance.
Parmi les témoins mis en scène par Inès Léraud, plusieurs ont des parcours professionnels qui les ont conduits peu à peu à porter un regard critique sur ce qu’a été le progrès en agriculture.
Le récit construit une ligne entre les modèles allemand puis américain. Le modèle allemand est copié : c’est même grâce aux dévastations de la guerre de 14 qu’il pourra s’appliquer, car les régions sinistrées furent un excellent terrain d’essai où le remembrement a pu s’appliquer (p. 35). C’est d’abord à la faveur de l’occupation nazie que la méthode va s’appliquer dans la Champagne crayeuse, la Champagne pouilleuse !
Puis le plan Marshall a pour ainsi dire imposé la mécanisation, et par suite, la disparition des petites exploitations et l’exode rural.
D’ailleurs, les technocrates parisiens ont organisé l’exode rural, dont l’objectif était de fournir de la main-d’œuvre pour les industries… La conclusion implicite : tout ça c’est voulu. Par des gens qui s’en mettent plein les poches, des corrompus. Voyez les billets de banque, des billets verts, des dollars ? qui flottent à travers les vignettes.
Les ingénieurs des Ponts et chaussées et du Génie Rural bénéficiaient de primes calculées en fonction du montant des travaux réalisés. Sûrement une incitation à en faire plus, mais cela ne fait pas d’eux des profiteurs.
Depuis longtemps ils en rêvaient...
Oui, l’exode rural naît autant des rêves d’un monde meilleur que des contraintes économiques. Que les gouvernements aient accompagné ce mouvement, que les industriels (Citroën, Michelin en Bretagne) en aient profité, c’est incontestable, et le recruteur de Citroën, Philippe de Calan, le reconnaît avec pas mal de cynisme (p. 95).
Mais les jeunes ruraux des années 50 n’ont pas besoin qu’on les pousse : ils veulent partir. Quelle est leur situation matérielle ? Ils aident leurs parents, comme des valets ou des bonnes. Main-d’œuvre gratuite ! Le dimanche, les gars reçoivent leur prêt, une somme modique, pas un salaire.
Le prêt alloué au fils qui sert de valet renvoie sans doute au prêt du soldat.
L’expression vient de loin, c’était le payement de solde que le roi faisait faire par avance aux soldats de dix en dix jours, et pour les appelés de 1952, c’était.. 30 Francs par jour, (=0,78€), mais il est vrai qu’ils avaient le droit aux cartouches de cigarettes de troupes.
Et je ne parle pas de la situation des filles, résumée dans ce témoignage d’une vieille dame interrogée par Pontivy journal : j’étais la bergère, la bonne, la femme de ménage à droite et à gauche jusqu’à ce que j’aie mes enfants. Selon l’expression, ils ont voté avec leurs pieds, ils sont partis.
Oui, depuis longtemps ils en rêvaient
Les filles veulent aller au bal
Il n'y a rien de plus normal
que de vouloir vivre sa vie
Leur vie, ils seront flics ou fonctionnaires
De quoi attendre sans s'en faire
que l'heure de la retraite sonne
Il faut savoir ce que l'on aime
Et rentrer dans son HLM,
manger du poulet aux hormones
etc.La Montagne de Jean Ferrat.
Ah, c’était mieux avant
La BD nous montre la plupart du temps une image idyllique du monde d’avant, avec du vert, en contraste avec le rouge sombre des représentations de la modernité. J’ai regardé plus précisément la page 81 pour la confronter avec mes souvenirs. La première vignette m’a tiré l’œil : il s’agit de ramasser le bois de chauffage, et l’on voit des femmes et des enfants qui semblent glaner le bois mort. La réalité était tout autre : les hommes émondaient les arbres à la hache – une petite hache emmanchée assez court – ou au faucillon (à la serpe) ; il fallait ensuite rander (ranger) les branches abattues ; les plus grosses faisaient environ 10-12 cm de diamètre ; puis il fallait fagoter, un travail pour les hommes de la maison, aidés parfois par des journaliers venant des petites fermes des alentours. Des journaliers payés à la tâche, sur la base du cent de fagots (faire 100 fagots). Au-dessous, la cour de la ferme ressemble à une image d’Épinal : le cochon est bien rose, l’oie bien blanche… On voit le tas de fumier devant la porte, mais pas le jus du fumier, ni, à l’intérieur, le sol en terre battue, la pièce enfumée par la cheminée qui tire mal…
Je complète : pas d’électricité, pas d’eau courante (du VÉCU pour moi).
Mme de Sévigné décrivait ainsi les travaux des foins : Savez-vous ce que c’est que faner? il faut que je vous l’explique. Faner est la plus jolie chose du monde, c’est retourner du foin en batifolant dans une prairie.
Eh non, pas plus que le fanage, une fagoterie n’est pas une partie de plaisir ; c’est une corvée, dans tous les sens qu’on voudra.
Personne n’osera nier les conséquences désastreuses du remembrement et le constat qu’on pose aujourd’hui est sans appel : érosion des sols, perte de biodiversité, pollution des eaux par les engrais et par les résidus des traitements chimiques. Ce constat nous impose d’agir pour y remédier. Mais le terrible constat que nous pouvons partager n’impose pas une vision romantique de notre passé. Car, je crois, ce serait contraire à la pensée de Karl Marx convoqué pour marquer du sceau de la vérité la conclusion du livre.
Champs de bataille,
L’Histoire enfouie du remembrement
Aux édtions Delcourt
23,75€ dans toutes les bonnes librairies.